Loo Hui Phang au Musée Éphémère

À l’occasion de sa 12e édition, les 2, 3 et 4 décembre 2022, le SoBD proposera une exposition de son invitée d’honneur, Loo Hui Phang, au Musée Éphémère. Plus de soixante de pièces originales y seront présentées, réalisées par les dessinateurs avec lesquelles la scénariste à travaillé : Jean-Pierre Duffour, Philippe Dupuy, Cédric Manche, Hugues Micol et Frederik Peeters. On pourra également y voir les extraits de deux films réalisés par Loo Hui Phang.

Rapide aperçu ci-dessous pour vous mettre en appétit.

Loo Hui Phang. Désirs, métamorphoses et disparitions

Née au Laos en 1974, Loo Hui Phang arrive en France à l’âge d’un an, nourrisson réfugié politique de mère vietnamienne et de père chinois. Cet entrelacs de racines, complété par une enfance normande, contribue à sa vocation et nourrit les thèmes qui traversent son œuvre.

Scénariste de l’intimité et de la transformation des corps, Loo Hui Phang arrive à la bande dessinée au début des années 2000, un peu par hasard : ce sont d’abord les lettres et le cinéma qui l’ont attirée vers l’écriture, qu’elle applique à toutes sortes de supports. Elle crée des spectacles transdisciplinaires, pratique la vidéo, la photographie, l’écriture romanesque… Mais la liberté créative, le goût de l’expérimentation et la relation aux dessinateurs, attachent la scénariste à la narration séquentielle. Après des débuts consacrés aux albums jeunesse, en duo avec le dessinateur Jean-Pierre Duffour, elle est à ce jour l’autrice d’une douzaine d’albums de bande dessinée, confiés aux traits de Cédric Manche, Hugues Micol, Philippe Dupuy, Michael Sterckeman, Cyril Pedrosa, Frederik Peeters et prochainement Benjamin Bachelier. Sa règle en matière de rapport texte-image : que les deux éléments n’aillent jamais dans le même sens, qu’il y ait un frottement entre les deux [1].

Les univers graphiques de ses complices, tantôt lisses, ou charbonneux, parfois « sales », tremblants ou anguleux, témoignent de la variété des histoires que propose Loo Hui Phang. « Je n’aime pas faire deux fois la même chose[2] » affirme-t-elle. C’est une belle promesse pour les lecteurs. Il n’empêche que ses récits sont traversés par des obsessions récurrentes. Son diptyque (Panorama, 2004 et J’ai tué Géronimo, 2007, Atrabile) avec Cédric Manche, bientôt complété par un troisième volume, se joue même de la proximité de deux situations en un intelligent exercice de style, allant jusqu’à calquer la structure et les dialogues d’un livre sur l’autre. En 2006, elle va même jusqu’à décliner Panorama sous forme de moyen métrage pour Arte.

Ses héros n’occupent pas la place qu’ils devraient, sont enfermés dans des espaces qui sont aussi leurs refuges. Et l’Asie est très présente. Dans Nuages et Pluie (Futuropolis, 2016) avec Philippe Dupuy, Loo Hui Phang adopte le genre du conte, poussant plus loin le fantastique et les recours symboliques : une affaire charnelle et macabre d’exploitation de l’homme par l’homme, et de l’homme par la femme, aux pleines pages érotiques d’ambiance lynchienne.

Le désir, le corps-territoire tracent une autre constante de l’œuvre de Loo Hui Phang, qui dépeint volontiers des héros queer, une sexualité non conformiste, des métamorphoses corporelles qui confinent à l’étrange. Dans Une Élection américaine – également dessiné par Philippe Dupuy (Futuropolis, 2006) – elle met en scène d’exubérantes Drag Queens d’Arizona ; et dans L’Odeur des garçons affamés avec Frederik Peeters (Casterman, 2016), elle raconte encore le travestissement, des amours homosexuelles.

« Le désir, c’est ce qui nous fait vivre, et pour moi c’est la plus belle chose qui soit[3] », explique la scénariste, qui créé des personnages pour qu’ils la hantent, ainsi que — l’espère-t-elle — les lecteurs, distillant ce que l’on devine comme des éléments autobiographiques. L’histoire personnelle de Loo Hui Phang infuse en effet dans ses scénarii, notamment Les Enfants Pâlesdessiné par Philippe Dupuy (Futuropolis, 2012) et Cent mille journées de prières, par Michaël Sterckeman (Futuropolis, deux tomes, 2011-2012). Un enfant franco-cambodgien y comble les abîmes de son héritage familial, faisant le lien entre la dictature khmère rouge et l’absence de père. Cette fois, c’est un oiseau fantomatique d’une justesse infinie qui convoque les visions oniriques et sépulcrales de l’autrice.

Michaël Sterckeman - Planches de 100 000 journées de prières- 01

L’Amérique, terre d’exil, de héros, de cinéma, de cow-boys et de red necks, fascine aussi l’écrivaine, qui s’est attelée pour ses derniers succès à déconstruire la machine à rêver, sans s’aventurer sur le terrain du pastiche, mais plutôt pour faire siens des univers narratifs et leurs codes. La BD de super-héros, avec les questions existentielles de Prestige de l’uniforme (Hugues Micol, Dupuis, 2005), l’enquête de terrain, avec Une Élection américaine, le western avec L’Odeur des garçons affamé, puis le glamour d’Hollywood, en faisant le récit de la vie d’un acteur de couleur injustement oublié (Black-out, Hugues Micol, Futuropolis, 2020). Une fiction minutieusement documentée, symptomatique de l’équilibre entre le goût du politique et les visions fantasmatiques de Loo Hui Phang.

Écrivaine mouvante par la pluralité de ses pratiques et des genres narratifs dont elle pare ses histoires, Loo Hui Phang est aussi une scénariste de l’équilibre des forces et de la fidélité. À ses co-créateurs, et aux grands thèmes qui tracent des lignes transversales à son œuvre : désirs, métamorphoses et disparitions.

Lauren Triou